Deux silhouettes à Saint Memmie

Monseigneur?

C'était la fin d'après-midi, le ciel lourd de Champagne donnait à cette journée une impression de fin du monde.
Saint Memmie était morne, plus morne encore que d'ordinaire. Ce hameau si proche de l'Epine ne bénéficiait pas de la prospérité du bourg voisin, et sa traversée se faisait d'ordinaire sans même qu'on le remarque.

Les deux individus qui marchaient la mine basse progressaient lentement sur la route de Châlons. L'un était petit et voûté et se dandinait sur le chemin, l'autre plus grand mais lui aussi voûté, tentant vraisemblablement d'échapper à la pluie.
Un chien, seul témoin de la scène les observait venir, sentant venir une envie croissante d’aboyer à leur passage, envie dont il n’aurait pu donner la raison, ainsi vont les chiens.
Le silence fut rompu quand le plus petit des voyageurs s’adressa à son compagnon. Son apostrophe resta sans réponse, son interlocuteur, sans doute pris dans ses pensées n’avait pas encore réagit.

Le chien dressa ses oreilles à cette parole, ses pattes se raidirent, l’aboiement venait, et il aimait ça.

Oui Norbet ?

Une voix grave avait répondu. Grave mais pas forte, une voix fatiguée, lasse.
Le petit marcheur accéléra le pas pour marcher devant son compagnon, et ce faisant, en se tournant un peu il pouvait s’adresser à lui en le regardant, manœuvre qui rendait sa démarche encore plus instable.

Ben j’me disais, M’Seigneur, qu’avec tous les malheurs qui sont tombés sur nos pôv’ têtes d’aristotéliciens, on pourrait profiter du château pour se reposer un temps, et reprendre quelques bonnes habitudes.

Le petit sembla presque danser en prononçant ces paroles, comme si l’idée qu’il évoquait lui procurait par avance des joies intenses.

Hélas.

La réponse fut abrupte et laissa le marcheur voûté sur place, mais bientôt il se reprit la cadence et remonta son retard.

Mais, par les saintes sandales de Christos, j’vois pas où qu’il est le problème à repartir la semaine prochaine plutôt que demain, et pis vot’ épouse, quelle tête elle va faire ?
Et vous fâchez point, mais Vot’ Seigneurie essaie-t-elle de faire en sorte que sa fille oublie à quoi vot’ Seigneurie ressemble, sauf vot’ respect bien sûr.

On en a déjà parlé.

Le petit leva les bras au ciel, puis joignit les mains et leva le nez au ciel. Ce qui eu pour conséquence qu’il reçu son quota de pluie sur le visage. Et, s’épongeant le visage il repris sa course pour rattraper son retard.

Le plus grand repris.

Tu sais fort bien ce qu’il en est. Je ne peux rester en ce Royaume, ce qu’il s’y passe convient si peu à ce à quoi je crois. Et je ne veux pas que ma présence nuise aux miens. Bien que cela me coûte, je me dois de conserver encore un peu, cet exil qui me ronge.

Un instant passa, puis il repris.

Je prie pour que les choses changent, alors oui, dans un Royaume neuf et stimulant, je reviendrais, mais les conditions ne sont point remplies, et les maigres nouvelles que je reçois ne m’incitent en rien à presser mon retour.

Mais nul ne connaît votre retour. Renchéri le petit.

Allons, pour ce baptême des notables seront présents, et même s’ils sont loyaux, il n’est point possible qu’ils gardent le silence.

Le plus petit se voûta de plus belle et lança pour lui-même :
Bah, avec notre retard, comment savoir s’ils seront encore là.

Qu’y pouvons nous ! Répondit le plus grand.
Notre attelage a perdu sa roue en Luxembourg, le cheval que j’ai emprunté s’est blessé, et le relai de Sedan n’avait plus de monture. Vas donc faire ces lieux en une demi-journée toi !

N’en pouvant plus, le chien laissa ses aboiements aller, un jour de pluie, il n’aurait sans doute pas d’autre occasions de hurler après d’autres passants, il prit donc un soin particulier à abreuver les deux voyageurs.

Du moins jusqu’à qu’un caillou habilement lancé par le petit marcheur ne l’atteigne à l’arrière train. Chose totalement inattendue pour le canidé, qui paniqué alla se réfugier on ne sait où.

Le Château de l'Epine était bien calme, les champs à cette heure désertés laissaient le vent seul maître des lieux.

Ce vent, qui portait aux narines d'un Marquis fatigué des parfums de ragoût. D’où cela pouvait-il venir?
De chez le meunier, dont la grosse épouse savait si bien accommoder le cochon? Du garde champêtre, le plus grand braconneur du pays, qui faisait revenir quelque garenne? De l'auberge sans doute, où l'on faisait chauffer la soupe pour les clients du soir. Possible aussi que cela vienne des cuisines du Château, Albert rêvait de la cuisine de chez lui depuis des lustres.

C'est du sanglier.

Norbert, assis sur le socle du calvaire signalant l'entrée des terres seigneuriales humait l'air. La pluie avait cessé.

C'est un sanglier que l'on accommode en sauce, il a dû faisander quelques jour, car il fouette jusqu'ici, mais comme je l'imagine, sa cuisson faite depuis cet après midi l'aura parfaitement préparé. Une sauce au vin blanc.

Nul ne pourrait affirmer si Norbert enrichissait son analyse de souhaits personnels, ou s'il s'agissait-la d'un prodige olfactif.

Lèves-toi, on va aller sortir ce bon vieux Fauchevent de ses rêvasseries.

Fauchevent, garde de son état était bien entendu en train de laisser aller ses pensées vers des contrées oniriques, dont la compagnie lui permettait d'affronter ses longues périodes de garde solitaires.
Lorsque la cloche tinta, il sursauta, le fait qu'il y ait des invités ce jour, restreint sa surprise, il se pouvait que cette visite ait un lien avec tout le chambard qui se passait.

Qui va là?

Dame... le Marquis.

Fauchevent ne s'y attendait pas à celle là. Voila que le Seigneur revenait, un soir de pluie, le jour où sa fille devait - ou aurait dû, enfin il savait plus trop - se faire baptiser. Oui c'était normal, mais quelque chose le perturbait, était-ce l'heure, la longue absence, la venue inatendue... Si inatendue que ça, car oui, on lui disait rien à lui Fauchevent. Il finirait par en prendre ombrage.

Le Marquis passa le pont-levis et entra par la poterne que notre garde ouvrit.
Ce dernier fut salué, et reçu un tape dans le dos de la part du petit domestique bossu.

Le bonsoir vot' Seigueurie, salut Norbert. J'dois vous annoncer?

Le Marquis répondit que oui.